LES ANONYMES film diffusé par Canal + ce 11 mars.
Sur « LES ANONYMES (Ùn pienghjite micca) »
Pierre SCHOELLER
LA FORME ET LE FOND
La presse avait déroulé le tapis rouge devant ce film diffusé par Canal + ce 11 mars. Pierre
Schoeller de son côté, avait affirmé son intention de « lever le voile sur les affaires ».
Qu'en est-il ? Sur le plan de la forme, je dirais : pari tenu. On est saisi par le tempo du récit, le
réalisme cruel des interrogatoires, la prestation de la plupart des acteurs.
Le voile est-il levé pour autant ?
Certes, le film donne un certain nombre de clés pour cerner la diversité du peuple corse et du
mouvement nationaliste ou les raisons qui ont fait émerger cette cellule des « anonymes »,
groupuscule à la dérive sous prétexte de retour à la pureté des origines. On voit bien comment
l'addition du sectarisme et de la sottise ont conduit à l'abomination de ce crime d'État.
Cela dit.
Les mots, « Ùn pienghjite micca », ne pleurez pas, ont été prononcés par Yvan Colonna tout de suite
après l'énoncé du verdict qui le condamnait à la perpétuité à l'issue de son premier procès, le 13
décembre 2007. Personne ne nous le dit. Et surtout la citation est tronquée. Yvan Colonna, sans un
regard pour cette cour qui ne venait guère de montrer son indépendance, s'est écrié à l'adresse de ses
proches retombés en larmes sur les bancs du public : « Ne pleurez pas devant ces gens-là ! ». Cela
change tout. La formule dit à la fois son profond mépris pour les hommes en robe rouge et son
souci des siens. Le film, lui, ne garde que la partie purement affective, incompréhensible pour la
plupart.
On ne peut pas à la fois réaliser un film-document sur une affaire qui est toujours en cours et jeter
un voile pudique sur les graves questions qui restent en suspens :
– A-t-on trouvé ( a-t-on vraiment cherché ?) les protagonistes les plus importants de cet
attentat ? Le film passe si vite sur l'évocation de complices inconnus qu'ils apparaissent
comme un problème mineur. Et pourtant, Pierre Alessandri qui connaît l'histoire de
l'intérieur et le préfet Bonnet qui la connaît par ce Corte si bien informé, ont déclaré, chacun
de son côté : « Quelle que soit l'issue du procès (qu'Yvan Colonna soit finalement condamné
ou non), la vérité ne sera pas connue ». Autrement dit, on ne connaîtra pas les coupables les
plus importants.
– Yvan Colonna est-il innocent ou coupable ? Le fond de la question est brouillé par un certain
nombre de non-dits (aucune allusion par exemple à ce rapport du RAID consécutif à trois
mois de filature d'Yvan Colonna et d'écoutes téléphoniques. L'accusation a mis tellement
d'énergie à le dissimuler au mépris de la loi qu'il ne peut être qu'un document à décharge) ou
de partis pris ( après leurs rétractations, les gardés à vue diront que le nom de Colonna leur a
été soufflé par ceux qui les interrogeaient alors que, dans le film, il semble venir du tréfonds
d'une vérité qu'ils ont cherché à taire), de distorsions de la vérité (l'absence de reconstitution
semble découler du seul refus des inculpés alors que, dans la réalité, à partir du moment où
ils ont le nom de Colonna les magistrats ne mènent plus qu'une enquête à charge. Il est, en
outre, faux de dire qu'il y a un témoin oculaire sur dix qui a vu deux tueurs autour du préfet.
Joseph Arrighi a bien vu trois hommes : deux qui le dépassent en trottinant et un troisième
qui les rattrape. Mais il était en dehors de la scène du crime, au niveau de la manufacture des
tabacs, cours Napoléon. C'est un détail très important : la police a besoin de trois tueurs sur
place pour pouvoir y mettre Yvan Colonna.).
La question de l'innocence ou de la culpabilité d'Yvan Colonna n'est pas subalterne. D'abord
parce qu'il est en prison depuis dix ans et condamné à la peine la plus lourde du code pénal.
Ensuite, s'il n'est pas coupable, cela signifie que nos institutions policières et judiciaires
fonctionnent de façon désastreuse.
– Je demande à nouveau : Yvan Colonna est-il coupable ? Le film ne répond pas à cette
question parce qu'il est à la fois trop allusif et lacunaire.
Il n'y a contre Yvan Colonna aucune preuve d'aucune sorte. Le film le laisse entendre.
TOUS les témoignages lui sont favorables. Mais si le film montre les deux témoins oculaires
les plus proches affirmant qu'il n'est pas le tueur qu'ils ont vu, il passe au contraire sous
silence ces personnes qui l'ont côtoyé à Cargèse le soir de Pietrosella ou le soir de
l'assassinat. Le même sort est réservé aux témoins de personnalité qui décrivent un Yvan
Colonna tourné vers les autres, soucieux de la vie, incapable de tuer.
Pierre Alessandri s'accuse d'être le tireur. Mais on ne nous dit pas qu'au cours du troisième
procès, il a enfin expliqué de façon crédible les raisons pour lesquelles Colonna avait été
accusé. Le commando avait voulu lui faire payer son refus de participer à l'attentat contre le
préfet de Corse.
Notons enfin et surtout que, de l'aveu d'Alexandre Plantevin, avocat général au cours du
dernier procès, ces accusations sont le seul élément à charge du dossier. Or, elles sont
tellement contradictoires qu'elles tombent d'elles mêmes. Mais le film dit si peu à ce sujet
que le spectateur non prévenu ne peut y attacher d'importance. Et pourtant, Yvan Colonna ne
pouvait pas être à la fois à Cargèse chez Maranelli à 7h30 au matin du 7 février 98 et à
Ajaccio, chez Ferrandi jusqu'à midi ; Versini et Alessandri qui sont les seuls à l'avoir vu à
Pietrosella le déclarent chacun dans le groupe de l'autre ; Maranelli dit l'avoir conduit à
« une adresse » à Ajaccio l'après-midi du meurtre pour récupérer l'arme du crime et
Alessandri prétend la lui avoir donnée à 18 h au hangar de Baleone, etc. etc.
Dès lors, que reste-t-il pour condamner Yvan Colonna à la perpétuité ?
On pourra toujours me dire que le propos de Pierre Schoeller, ce n'était pas l'affaire Colonna.
Il n'empêche que la dernière partie du film lui est consacrée. Comment aurait-il pu en être
autrement ? Les enjeux de cette affaire sont manifestement si graves qu'ils ont conduit par
trois fois une cour d'assises « spécialement composée » à le condamner alors que les raisons
du doute sont précises et concordantes. J'ai lu dans le forum de l'Express le débat qui a
opposé après le film, Me Garbarini, avocat d'Yvan Colonna et Jean-louis Fiamenghi. Que
nous dit cet ex-numéro 2 du RAID ayant participé à l'arrestation de l'homme le plus
recherché de France ? « J'ai l'intime conviction que Colonna était sur les lieux (du crime) ».
Cette expression, nous l'avions déjà trouvée dans la bouche de Roger Marion et de Jean-
Claude Kross, avocat général au premier procès. Et voilà ! Après des années d'investigation,
des centaines de garde à vue et de mise en détention, des tonnes de dossiers, trois procès aux
multiples incidents de séance, les policiers dont les enquêtes ont nourri l'instruction n'ont à
fournir au citoyen inquiet que leur « intime conviction » dont le même citoyen n'a que faire.
Ce qu'il veut, ce citoyen, c'est la preuve que l'accusé est coupable. Faute de quoi, comment
le conduire devant une quelconque juridiction ? A fortiori, comment le condamner à la
perpétuité ?
Tout cela, le cinéaste qui a manifestement beaucoup travaillé sur ce dossier, ne pouvait
l'ignorer. Il s'est arrêté dans cet en deçà où sont évitées les questions qui fâchent. Chacun
pourra s'y satisfaire des effets esthétiques et de la virtuosité formelle. Pendant ce temps,
celui auquel on vole sa vie reste en prison. Dormez bonnes gens.